Latour, Gaïa et le rôle de l’affect religieux

Here is the text of a paper I recently submitted on the topic of Latour’s thought in relation to the interesting inter-disciplinary field of “religious affect”. I’ve been particularly inspired by the excellent book by Donovan Schaefer. Donovan was a teacher of mine in Oxford and his thought made a big impression. Do let me know if you have any thoughts, comments or corrections.

“Inside it’s Dirt, Outside it’s Earth” [Dedans, c’est de la terre ; dehors, c’est la Terre]: Latour, Gaïa et le rôle de l’affect religieux

Dans sa conférence inaugurale au Collège de l’Université de Chicago en 1974, Jonathan Z. Smith, une éminence dans le domaine des Religious Studies de l’époque, raconte une anecdote de jeunesse, lorsqu’il travaillait dans une ferme laitière du nord de l’État de New York.[1] Le fermier, son employeur, commençait ses journées en prenant un bain et un petit déjeuner. Ensuite, il sortait et plongeait ses bras dans le sol, ramassant une motte de terre et la frottant contre ses mains. Il se mettait alors au travail. Un jour, après avoir observé cet étrange rituel pendant plusieurs semaines, Smith, submergé par la curiosité, demanda finalement au fermier pourquoi il faisait cela. Ce dernier l’étudia alors attentivement et répondit avec dédain :

“don’t you city boys understand anything? Inside the house it’s dirt; outside, it’s earth. When you go inside you must take it off to eat and be with your family; but you must put it on when you go outside to work and be with the animals”

[« Vous, les gars de la ville, vous ne comprenez donc rien ? Dans la maison, c’est de la terre, mais dehors, c’est la Terre. Quand on rentre, on doit l’enlever pour manger et être avec sa famille, mais on doit la mettre quand on sort pour travailler et être avec les animaux »].

Évoquant cette anecdote dans sa conférence plusieurs années plus tard, Smith suggère que le geste du fermier devrait être compris comme un acte de cartographie. C’était pour le fermier une façon de diviser, d’arranger et de compartimenter la réalité, car il occupait différents espaces (un « intérieur » et un « extérieur »). Cet acte étonnant était sa façon de les différencier (“outside it’s earth; inside it’s dirt” [« dedans, c’est de la terre, mais dehors, c’est la Terre »]). Ce faisant, il pouvait s’orienter de manière significative dans son monde. Smith n’eut alors aucune hésitation à définir cet acte de cartographie comme un acte « religieux ». La religion, pour Smith, est avant tout une intervention créative dans le monde, une carte ou une grille de lecture apposée sur la réalité afin d’y trouver sa place. Cela suppose un « je » souverain, un individu religieux qui, d’une certaine manière, préside au monde qu’il occupe. Ainsi, dans ce qui est peut-être sa définition fondamentale, Smith soutient que la religion est “the relentlessly human activity of thinking through a situation” [« l’activité implacablement humaine qu’est le fait d’analyser et de chercher à donner un sens à une situation »].[2]

Dans ce qui suit, je conteste et critique cette définition de la religion. Je soutiendrai que la religion ne devrait pas être comprise comme une “relentlessly human activity” [« activité implacablement humaine »], ni comme une tentative de “think through a situation” [« analyser et chercher à donner un sens à une situation »]. En fait, je suggèrerai que la religion ne devrait pas être considérée comme un phénomène exclusivement cognitif – ni même comme un phénomène uniquement humain. Au contraire, je soutiendrai que la religion devrait être comprise en termes d’« affect ». La théorie des affects est une façon d’analyser la culture, l’histoire et la politique en mettant l’accent sur les forces non linguistiques, appelées « affects », qui définissent nos interactions, nos objectifs ainsi que, plus généralement, la manière dont nous évoluons dans le monde. Ces forces ne sont pas nécessairement sous notre contrôle conscient et la langue peut difficilement les contenir. Les affects forment un flux de forces circulant à travers les corps qui échappe à la maîtrise du « je » souverain, et qui reste dépendant de l’environnement extérieur. Si nous voulons comprendre l’action de l’agriculteur comme étant « religieuse », ce que je crois que nous pouvons faire, alors nous devons peut-être tenir compte de la possibilité que son comportement n’ait pas été fondé sur un calcul rationnel, garanti par le langage, mais plutôt sur une circulation d’affects qui, d’une certaine façon, échappe à son contrôle.

De nombreux travaux ont été réalisés sur ce que l’on appelle la « théorie des affects ». Et, récemment, on a tenté d’appliquer cette théorie à la religion. Je vais vous présenter un ou deux exemples d’application. Mais je souhaite également me référer au travail de Latour. Car je crois que la religion définie en termes d’affects fait écho à ce que Latour décrit comme « la religion comme mode d’existence ». Avec Latour, nous pouvons commencer à voir comment et en quoi la religion comprise comme affect fournit un outil utile, voire vital, pour s’orienter dans le temps présent. Mon argument est donc que la religion est un ingrédient nécessaire de la réponse que nous devons formuler aujourd’hui, face aux crises contemporaines. Mais la contribution du spécialiste des études religieuses ne doit pas se réduire à comparer et contraster le contenu propositionnel des différentes visions religieuses du monde pour découvrir laquelle « gagne » dans un moment comme celui-ci. Son travail doit plutôt être d’analyser et cartographier la religion en tant qu’affect. La pensée de Latour nous permet de commencer ce travail important, « devant le nouvel horizon de Gaïa ».[3]

Mais avant de nous tourner vers cet horizon étendu, permettez-moi de commencer dans le plus petit espace possible… Vous serez peut-être surpris de l’entendre, mais l’histoire d’Henri Charrière est encore bien connue au Royaume-Uni. En parcourant distraitement les chaines de télévision à Noël dernier, je suis tombé sur le film Papillon de 1973 (j’ai cru comprendre que le remake de 2017 n’a pas été bien accueilli par la critique). Je l’ai regardé pendant quelques minutes : cela fut comme un moment de répit salvateur dans la tourmente politique britannique. L’espace clos de la cellule m’a semblé franchement spacieux par rapport à l’atmosphère claustrophobe de la Chambre des Communes ces derniers temps, comme vous pouvez l’imaginer…

Plus sérieusement, cette histoire nous rappelle à tous la cruauté et l’horreur de l’isolement disciplinaire. Que signifie cette forme particulière de punition ? L’historien intellectuel Caleb Smith soutient que son développement coïncide avec une certaine compréhension occidentale, issue des Lumières, de ce qui constitue le « moi ». Les Européens modernes en seraient venus à croire que l’isolement disciplinaire pourrait être thérapeutique, en ce qu’il aide – soi-disant – au développement d’un sens de la responsabilité et de l’attention dans le « moi » souverain qui est emprisonné et isolé, restaurant ainsi le délinquant dans la matrice des relations sociales qu’il avait implicitement transgressée en commettant son crime.[4]

Caleb Smith a peut-être raison. Les travaux de la philosophe canadienne Lisa Guenther jettent cependant un éclairage plus sombre sur la question. Guenther montre que les corps à l’isolement sont soumis à la pire forme de torture qui soit parce que le corps humain est avant tout « compulsif ».[5]  Il ne peut s’empêcher d’établir des relations avec le monde extérieur. Lui dénier cette possibilité, empêcher les corps d’établir un contact avec les sources de sens, bourdonnantes et floues, qui l’entourent, c’est anéantir violemment toute vie affective. Ainsi, comme le montre si bien le film, et comme nous en avons conscience en le regardant, tout être humain soumis au châtiment de l’isolement se voit infliger une violence terrible, dont il ressort nécessairement traumatisé. Nous devons donc comprendre que notre corps est « compulsif ». Mais qu’est-ce que cela signifie ?

D’abord, l’idée de corps « compulsifs » braque une lumière crue sur le mythe de la souveraineté du « moi » humain. Nous ne sommes pas comme les anges, capables de flotter au-dessus de la mêlée, choisissant seulement de prendre part au monde d’en bas selon des conditions que nous pouvons dicter. Nul logos stable ne définit qui nous sommes. Ou, si un tel logos existe, il a été artificiellement forgé à partir de quelque chose de beaucoup plus diffus et sauvage. Comme l’a dit Nietzsche, « d’où la logique est-elle née dans la tête des hommes ? Certainement de l’illogisme dont le domaine a dû être immense à l’origine ».[6]  Il n’y a pas d’homuncule rationnel qui nous dirige. Bien au contraire, nous sommes propulsés en avant par un réseau de forces qui se déplacent en nous, autour de nous et à travers nous. Comme le dit Latour lui-même, “the body is not a provisional residence of something superior – an immortal soul, the universal or thought – but rather the body is what leaves a dynamic trajectory by which we learn to register and become sensitive to what the world is made of” [« le corps n’est pas la résidence provisoire de quelque chose de supérieur – une âme immortelle, l’universel ou la pensée. Le corps est plutôt ce qui laisse une trajectoire dynamique par laquelle nous apprenons à nous inscrire dans le monde et à devenir sensible à ce dont il est fait »].[7]

Deuxièmement, l’idée de corps « compulsifs » s’inscrit dans un débat de longue date entre la psychologie comportementale, qui conçoit l’action comme le résultat d’un stimulus, le corps n’agissant alors que comme un véhicule neutre par lequel ce stimulus est transmis, et l’éthologie, qui conçoit l’organisme humain comme indissociable de l’Umvelt dans lequel il évolue.

Troisièmement, l’idée de corps « compulsifs » met en doute toute téléologie psychologique, même implicite. Les corps ne sont pas propulsés dans un Umwelt à des fin rationnelles. Au contraire, ce sont les affects qui entrainent les corps dans leur sillage. Comme l’a dit Sloterdijk : “it is not the human beings who have their passions, but rather it is the passions that have their human beings” [« ce ne sont pas les hommes qui ont leurs passions, mais plutôt les passions qui ont leurs hommes »].[8] C’est cette forme « d’intelligence du corps » que Michel Serres traque au cours de ses interminables réflexions sur les gymnastes et les sauteurs en hauteur, dont les mouvements athlétiques sont propulsés par une force qui est en quelque sorte en avance ou « en avant » sur la rationalité elle-même : « le corps nous précède ».[9]

Tout cela est peut-être vrai. Mais qu’est-ce que l’idée de corps « compulsifs » peut bien avoir à voir avec la religion ? Le domaine des Religious Studies semble bien placé pour théoriser le rôle de l’affect. L’émergence même de ce domaine de recherche coïncide à bien des égards avec l’idée de religion comme « expérience ». Cela commence avec Schleiermacher bien sûr et se poursuit dans les œuvres de William James (la religion comme expérience privée, solitaire et donc détachée du politique), Rudolf Otto (la religion comme rencontre individuelle avec le « numineux ») et Mircea Eliade (la religion comme sens du sacré intervenant dans la vie quotidienne des individus). Cependant, malgré leur focalisation commune sur l’« expérience » religieuse, chacun de ces théoriciens a supposé qu’il s’agissait là de l’« expérience de » quelque chose. Leur compréhension de l’expérience religieuse présupposait le contact avec une réalité métaphysique, ahistorique et transcendantale extérieure au monde. Ce qui présupposait aussi la présence d’un sujet religieux individuel, fermé sur soi, directif et autonome dans sa capacité à accéder à cette réalité. Ainsi, nous revenons au « moi » souverain de la religion. Une compréhension de la religion en tant qu’affect doit contourner cette dichotomie.

Dans son livre de 2015, intitulé Religious Affects, Donovan O. Schaefer propose un modèle assez différent pour rendre compte de l’expérience religieuse : le corps animal.[10]  Il nous rappelle l’extraordinaire description que fait Jane Goodall de l’étrange « danse » des chimpanzés dont elle a été témoin dans la vallée de Kakombe, dans la région de Gombe, en Tanzanie. Arrivé devant une chute d’eau particulièrement impressionnante, le groupe de chimpanzés qu’elle observait s’est arrêté de marcher et s’est lancé dans une séquence d’exhibitions devant la cascade, les chimpanzés se balançant à travers les embruns sur les lianes suspendues, soulevant et lançant de lourdes pierres et branches, et tapant des pieds dans l’eau, parfois pendant plus de dix minutes.[11]  Que se passait-il donc ? Goodall elle-même suggère que de telles démonstrations de la part de primates élémentaires peuvent être comprises comme les variantes primitives d’un rituel religieux.[12]  Si c’est effectivement le cas, alors nous devons tenir compte de la possibilité que ce qu’on appelle « religion » ne soit pas fondé sur un calcul rationnel, déterminé par le langage. Elle ne peut pas être, comme Smith le suggère, “the relentlessly human activity of thinking through a situation” [« l’activité implacablement humaine qu’est le fait d’analyser et de chercher à donner un sens à une situation »]. En fait, malgré des siècles de précédents, la question centrale peut même ne pas être celle de savoir quelle religion croire. Au contraire, si l’analyse de Goodall au sujet de la signification de la danse des chimpanzés est correcte, peut-être devrions-nous penser la religion comme un flux d’affect qui nous traverse et guide notre comportement envers le monde d’une façon qui reste indépendante de l’idée d’intentionnalité. La religion est quelque chose qui nous porte et nous emporte, plutôt que quelque chose que nous pensons, choisissons ou commandons.

Ainsi, Schaefer écrit que :

Animal religion maps passions moving through bodies into worlds.  […] The animal language of movement compelled by affect is the language in which religion is written. The spoken language, an external technology of human bodies, comes late in the game, an adventitious augmentation of religion rather than a compulsion driving religion forward. Affect theory maps power by asking, “where do bodies go?”, rather than, “what do bodies believe?” or “what do bodies say they want?”[13]

Mon doctorat à l’Université d’Oxford a été dirigé par le théologien anglophone Graham Ward. Si vous cherchez une étude de la religion chrétienne formulée en ces termes, son contenu doctrinal propositionnel étant alors compris comme une succession de tentatives visant à décrire ce flux d’affects dans le monde, je vous recommande fortement son travail.[14]

Mais quel est le lien avec Latour ? Le travail de Latour fait écho à cette compréhension de la religion comme affect. Sa description du discours religieux comme un mode de discours conçu de façon à produire un déplacement de la distance vers la proximité est une façon de comprendre le flux des affects. Nous savons que, pour Latour, le logos de la religion est donné par la « subsistance » (et non par la « substance »).[15] Son sens découle de mouvements immanents qui se situent à l’intérieur du monde, et non de sa correspondance avec une réalité transcendante qui est “external, unified, de-animated and undisputable” [externe, unifiée, désanimée et incontestable].[16] La religion ainsi comprise ne conduit pas à la réification du sujet humain, cette grande erreur de la modernité. Nous ne tomberons pas non plus dans le piège de l’instrumentalisation de la religion comme “the relentlessly human activity of thinking through a situation” [« l’activité implacablement humaine qu’est le fait d’analyser et de chercher à donner un sens à une situation »]. Au contraire, pour Latour, la religion générera toujours en nous la conscience que le sujet humain est un passager au milieu d’un monde pluriel. La religion est le moyen d’aborder le flot transitoire, passager et fragile d’affects qui nous lie continuellement au monde extérieur.

Dans une interview que j’ai réalisée en 2014, Latour a souligné l’importance que revêt pour lui Le contrat naturel de Serres. Se référant à l’étymologie du terme « religion », qu’il fait remonter aux termes latins « relegare », « religare » et « religiens », termes modaux de relationnalité et d’attachement (« il voudrait dire assembler, recueillir, relever, parcourir ou relire »), Serres définit la religion comme ce qui cultive les qualités de « soin » et d’« attention » du sujet humain au regard de sa situation dans le monde et de l’ordre composite des choses auquel il est tenu de participer.[17]  On en déduit que, partout où la religion est déformée ou se retrouve éclipsée, ces qualités de « soin » et d’« attention » sont vouées à s’estomper en conséquence :

[…] quel mot sublime la langue place en face du religieux, pour le nier : la négligence. Qui n’a point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent.[18]

Je crois que Latour emprunte beaucoup à Serres. Lui aussi nous offre une vision de la religion comme comportement éthique, l’exercice du “care, scruple, cautiousness and attention” [du soin, du scrupule, de la prudence et de l’attention] aux processus immanents et contingents de ce monde, processus qui doivent être compris en termes d’affects.

C’est cette vision de la religion comme affect qui est nécessaire si nous voulons faire face à la crise écologique actuelle. Comme Latour ne se lasse pas de nous le rappeler, Gaïa est un concept totalement sécularisé, dont il ne faut pas supposer la transcendance ou l’immuabilité absolue. Gaïa met l’accent sur une approche territoriale. Nous devons considérer à nouveau la responsabilité qui nous incombe de nous engager dans des “Gaian interconnections” [« interconnexions Gaïennes »] avec les acteurs pluriels qui occupent la surface de la planète Terre à nos côtés, afin d’assurer un “safe operating space” [« espace opérationnel sûr »] pour tous.[19]

Tout comme Serres, Latour reconnaît le rôle crucial que joue la religion dans la conservation de cet espace. Il décrit alors comme nécessaire “a kind of geopolitical theology” [« une sorte de théologie géopolitique »].[20] Cette phrase montre bien la façon qu’a Latour d’envisager la théologie comme manière de penser la relation de l’humanité avec la Terre elle-même. Car c’est la religion qui est capable de cultiver chez le sujet humain la conscience de l’ordre immanent et spatialement limité des choses dans lequel il se trouve. C’est en cela un antidote au “flight from the Earth” [« la fuite de la Terre »], générée depuis l’intérieur de la modernité par son épistémologie dualiste. La religion, lorsqu’elle est vraiment comprise, génère une sensibilité qui est « mondaine, terrestre, incarnée ».[21]  Et elle fournit une plate-forme pour la promotion de formes alternatives d’action politique à celles préconisées au sein de la modernité (telles qu’elles sont illustrées par les diverses stratégies écomodernistes) ; ces actions, plutôt que de perpétuer la recherche du progrès qui nous a mené à une telle pagaille, pourraient nous aider à envisager un avenir véritablement alternatif.

Latour suggère que de telles théologies géopolitiques sont déjà en cours d’élaboration. Bien sûr, Latour cite la récente encyclique papale Laudato Si’.[22] Dans le contexte francophone, il mentionne aussi les écrits de Christophe Boureux, théologien dominicain connu de beaucoup d’entre nous ici, qui étudie comment les doctrines chrétiennes de la création et de l’eschatologie procèdent pour inciter les croyants à développer une plus grande conscience de leur responsabilité envers la Terre, en tant qu’ils en sont les intendants.[23] Mais on en trouvera aussi des exemples dans certaines théologies anglo-américaines récentes (même si nos cultures sont entachées par l’actuelle fuite en avant de Trumpian-Brexit). Dans une interview récente, Latour fait ainsi référence à “a pastor writing along these lines in Edinburgh” [« un pasteur écrivant en ce sens à Édimbourg »] : la personne qu’il a en tête est Michael Northcott, dont il apprécie l’œuvre.[24] On en trouve aussi une forme naissante dans des études de l’œuvre de Latour, comme celle d’Adam S. Miller intitulée Speculative Grace. Miller a raison lorsqu’il décrit les travaux de Latour sur la religion comme ceux qui “ratchets us down and helps us squish our toes in the mud” [« nous rapprochent du sol et nous aident à enfoncer nos orteils dans la boue »].[25] Latour appelle malicieusement ces universitaires les “geocentric theologians” [« théologiens géocentriques »], puisque leur travail vise à ce que les croyants “not look up, but down!” [« ne regardent pas en haut, mais en bas ! »].[26] D’autres exemples de « théologie géopolitique » anglophone pourraient également être cités, à commencer par les travaux récents de Catherine Keller.[27]

Je suis convaincu, malgré tout, que les chercheurs anglophones ne se sont pas encore suffisamment intéressés aux écrits de Latour. C’est une lacune qui doit être comblée. Je me prépare à le faire moi-même plus tard cette année par le biais d’une monographie intitulée The Political Theology of Bruno Latour, que j’espère publier chez Edinburgh University Press ; cette humble contribution permettra, je l’espère, de faire connaître les écrits de Latour sur la religion à un public anglophone plus large.

Cela est nécessaire et urgent. Car l’œuvre de Latour peut permettre de remettre en question, d’enrichir et même de recalibrer la discipline qu’est la théologie de façon nouvelle et constructive. En particulier, je pense qu’elle peut permettre à la théologie de s’engager avec une plus grande confiance dans les débats sur l’étiologie de la crise environnementale contemporaine et la nature des solutions qui doivent être élaborées pour y faire face. Ce qu’il faut pour faire face à Gaïa n’est rien de moins qu’une transformation morale et spirituelle. Le travail de Latour montre comment la religion peut y parvenir en générant une nouvelle conscience de notre existence terrestre, une nouvelle sensibilité envers les acteurs humains et non humains avec lesquels nous devons négocier pour partager cet espace de manière durable, et une compréhension revigorée de notre propre rôle et responsabilité en tant qu’acteurs capables de jouer un rôle dans la construction d’un avenir différent de celui qui a été envisagé dans la modernité.

Comme je l’ai fait valoir dans cette intervention, cela peut être complété par un travail qui, à ce jour, n’a pas encore été engagé de manière substantielle par Latour : les travaux récents sur la religion comme affect et la définition de Latour de « la religion comme mode d’existence » doivent être considérés en parallèles. Tous deux expriment une certaine prudence quant au statut de l’individu religieux instrumentalisant la croyance comme moyen de cartographier le monde. Tous deux cherchent à expliquer comment la religion peut évoluer de manière à emporter le croyant dans son sillage. Et, plus important encore, tous deux sont enthousiasmés par l’idée que la religion puisse raccorder les êtres humains aux interconnexions Gaïennes que nous nous devons maintenant d’embrasser. C’est vers ce futur que j’aimerais que les chercheurs en Religious Studies travaillent. Et je pense que le travail de Latour peut apporter une contribution cruciale à cette fin.

[1] Jonathan Z. Smith, (1992), Map is Not Territory: Studies in the History of Religions (Chicago: University of Chicago Press), p.291 ff.

[2] Jonathan Z. Smith, (2004), Relating Religion: Essays in the Study of Religion (Chicago: University of Chicago Press), p.32.

[3] Bruno Latour, (2012), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes (Paris: La Découverte), p.27.

[4] Caleb Smith, (2009), The Prison and the American Imagination (New Haven, Yale University Press), p.92 ff.

[5] Lisa Guenther, (2013), Solitary Confinement: Social Death and its Afterlives (Minneapolis, University of Minnesota Press), p.xii.

[6] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre III, §111 (trad. Pierre Klossowski, 1981), pp.197-198.

[7] Bruno Latour, (1999), ‘How to Talk about the Body: The Normative Dimension of Science Studies’ in Body and Society, Vol. 10, No. 2/3, p.206.

[8] Peter Sloterdijk, (2010), Rage and Time: A Psychopolitical Investigation, p.9.

[9] Michel Serres, (2011), Corps (Paris: Le Pommier), pp.11, 22.

[10] Donovan O. Schaefer, (2015), Religious Affects: Animality, Evolution and Power (Durham: Duke University Press), p.1 ff.

[11] Jane Goodhall, with Philip Berman, (1999), Reason for Hope: A Spiritual Journey (New York: Soko Books), pp.188-189

[12] Jane Goodhall, (2005), ‘Primate Spirituality’ in The Encyclopedia of Religion and Nature (ed. Bron Taylor, New York: Continuum), p.1304

[13] Schaefer, (2015), Religious Affects, p.106. [« La religion animale cartographie la manière dont les passions se déplacent à travers les corps dans les mondes. […] Le langage animal du mouvement, contraint par l’affect, est la langue dans laquelle la religion est écrite. Le langage parlé, une technologie externe des corps humains, arrive sur le tard, une augmentation fortuite de la religion plutôt qu’une compulsion qui la pousse en avant. La théorie des affects cartographie le pouvoir en demandant ‘où vont les corps ?’ plutôt que ‘que croient les corps ?’ ou ‘que disent vouloir les corps ?’ »]

[14] You should begin with the first volume of his systematic theology, currently underway; see Graham Ward, (2016), How the Light Gets In: Ethical Life I (Oxford: Oxford University Press).

[15] Bruno Latour, (2012), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes (Paris: La Découverte), p.110.

[16] From the first of Latour’s Gifford Lectures, delivered in 2013.

[17] Michel Serres, (1990), Le contrat naturel, p.80.

[18] Ibid, p.81.

[19] L’expression « espace opérationnel sûr » identifie et quantifie les limites planétaires qui, si elles sont transgressées, entraîneront des changements environnementaux inacceptables et une destruction catastrophique des conditions d’habitat pour la vie humaine. Se référer à Johan Rockström & Will Steffen (2009), “A Safe Operating Space for Humanity” dans Nature Vol. 461, pp.472-475.

[20] From the fourth of Latour’s Gifford Lectures, delivered in 2013.

[21] Bruno Latour, (2015), Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (Paris: La Découverte), p.315.

[22] Pape François, (2015), Lettre encyclique Laudato Si’ sur la sauvegarde de la maison commune.

[23] Christophe Boureux, (2014), Dieu est aussi jardinier. La Création, une écologie accomplie (Paris: Cerf).

[24] Bruno Latour, (2016), ‘Bruno Latour Encounters International Relations: An Interview’ in Millennium: Journal of International Studies Vol. 44, No. 3, pp.1–23, with Mark B. Salter and William Walters, p.3. See in particular Michael S. Northcott, (2013), A Political Theology of Climate Change (Grand Rapids, MI: Eerdmans). I am grateful to conversations with Professor Northcott on this issue over the last few years.

[25] Adam S. Miller, (2013), Speculative Grace: Bruno Latour and Object-Orientated Theology (New York, NY: Fordham University Press), p.131.

[26] Bruno Latour, (2016), ‘Bruno Latour Encounters International Relations: An Interview’, p.3.

[27] Catherine Keller, (2018), Political Theology of the Earth: Our Planetary Emergency and the Struggle for a New Public (New York: Columbia University Press).